THOMSON REUTERS contre ROSS Intelligence : Victoire significative du droit d’auteur contre l’intelligence artificielle

 


Le 11 février 2025, la Cour de l’Etat du Delaware aux États-Unis a rendu une décision importante opposant les sociétés Thomson Reuters et Ross Intelligence (Ross). Voir ici la décision complète.[1]

 

    I.        Présentation des parties et enjeu du litige

 

Les Parties.

Thomson Reuters, est un des trois premiers groupes mondiaux d’édition. C'est une agence de presse canado-britannique et une société d'édition professionnelle fournissant des services de veille financière et juridique. Le groupe détient notamment l’agence de presse renommée, Reuters.  Dans le cadre de ses activités, Thomson Reuters réalise des « headnotes » qui sont des résumés de points clés d’une décision de jurisprudence (« judicial opinions »).

Ross, quant à elle, est une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle appliquée au domaine juridique. Elle a développé une plateforme d’IA capable d’analyser et de rechercher des informations juridiques de manière automatisée et a souhaité utiliser les headnotes de Westlaw, l’une des plus importantes plateformes de recherche juridique détenue par Thomson Reuters.

 

Les enjeux

La bataille judiciaire entre Thomson Reuters et Ross trouve son origine dans le refus de Thomson Reuters d’accorder une licence d’exploitation sur sa plateforme de recherches juridiques Westlaw à Ross, la considérant comme une entreprise concurrente. 

Or, l’intelligence artificielle juridique a besoin d’accéder à une large base de données pour fonctionner efficacement. Face à cette impasse, Ross a eu recours à un tiers pour générer des ‘‘bulk memos’‘—c’est-à-dire des synthèses juridiques en masse—destinées à entraîner son intelligence artificielle. Toutefois, certains de ces ‘‘bulk memos’‘ auraient été directement dérivés des ‘‘headnotes’‘ de Westlaw, propriété de Thomson Reuters, ce qui constituerait une violation des droits d’auteur de ce dernier.  C’est en découvrant cela que Thomson Reuters a poursuivi Ross en justice.

 

L’affaire opposant ces deux entreprises soulevait trois questions principales : 

     Les “headnotes” sont-ils protégés par le « Copyright »[2] (équivalent américain du droit d’auteur en France[3]) ?

     Si oui, la startup ROSS a-t-elle utilisé ces “headnotes” de manière illicite ?

     S’il s’agit d’une copie d’une œuvre protégée, la notion de « fair use » - une exception au “Copyright” - est-elle applicable à ce cas ?

 

  II.        Le principe de fonctionnement du “Copyright” américain

 

Le “Copyright” a pour but de protéger les œuvres originales et les auteurs de ces œuvres contre toute utilisation non autorisée.

Les judicial opinions, en droit américain (décisions de jurisprudence) relèvent du domaine public et ne sont pas protégeables par le “Copyright”.

En revanche, les synthèses de ces décisions rédigées par des experts résultent d’un travail original impliquant une analyse, un effort intellectuel et un investissement financier pour leur réalisation.  Ainsi, les ‘‘headnotes’‘, en tant que résumés apportant une valeur ajoutée sont protégeables par le “Copyright”. 

C’est cette distinction qu’a suivie le juge Bibas dans cette affaire. Il a estimé que la modification d’une ‘‘judicial opinion’‘ implique des choix subjectifs de l’auteur, et constitue une manière originale de synthétiser les décisions de justice, les rendant protégeables par le “Copyright”. 

Le juge a ensuite considéré que les ‘‘bulk memos’‘ utilisés par Ross ressemblaient davantage aux ‘‘headnotes’‘ de Westlaw qu’aux ‘‘judicial opinions’‘ en accès libre. Dès lors, il a conclu à une utilisation non autorisée de contenus protégés par le ‘‘Copyright’‘, ce qui constitue une violation en l’absence d’une exception légitime au copyright, justifiant cette utilisation.

 

III.        Le refus d’application de l’exception de « fair use » et les apports de la décision

 

Tout comme le droit français prévoit des exceptions au droit d’auteur, le droit américain prévoit des exceptions au ‘‘Copyright’‘, notamment celle du ‘‘fair use’‘. 

L’application de cette exception repose sur quatre critères[4] : 
1. Le but et la nature de l’utilisation (usage commercial ou non, transformation du contenu) ; 
2. Le degré de créativité de l’œuvre originale ; 
3. La quantité et la substantialité des parties empruntées à l’œuvre originale ; 
4. L’impact de l’utilisation sur le marché potentiel ou la valeur de l'œuvre originale. 

 

Dans cette affaire, deux critères posaient des difficultés
- ‘‘Le critère de la transformation’‘ : Le tribunal a estimé que Ross n’apportait pas d’interprétation nouvelle aux ‘‘headnotes’‘ de Westlaw, mais utilisait ces contenus pour créer un service concurrent. 
- ‘‘L’impact sur le marché ou la valeur de l'œuvre originale” : L’exploitation des ‘‘headnotes’‘ par Ross risquait de nuire directement à Westlaw. 

Ces deux éléments ont conduit le tribunal à refuser d’appliquer l’exception du ‘‘fair use’‘. Ainsi, le ‘‘Copyright’‘ s’appliquait bien aux ‘‘headnotes’‘, et Ross ne pouvait pas se prévaloir d’une exception pour justifier son usage.

 

Apports majeurs de la décision et conseils clés pour les éditeurs de solution d’IA

 

Cette décision représente une victoire pour les éditeurs de contenus juridiques, qui voient leur protection renforcée contre l’exception du ‘‘fair use’‘. Jusqu’à présent, cette exception était fréquemment invoquée par les éditeurs d’IA juridique (LegalTech d’IA) pour justifier l’exploitation de contenus protégés. 

En revanche, ce jugement limite les perspectives de développement des éditeurs d’IA juridiques.

Les startups du secteur sont désormais face à deux alternatives : 
- Obtenir une licence payante pour utiliser les bases de données juridiques existantes ; 
- Développer leurs propres synthèses juridiques, ce qui représente un investissement conséquent. 

Analyses supplémentaires sur la responsabilité de Legal Ease, le tiers ayant fourni les “bulk memos” : 

LegalEase semblait détenir un abonnement lui permettant d’avoir accès au contenu de Westlaw et de le partager avec Ross Intelligence. Si LegalEase n’a pas été poursuivie dans le cadre du présent litige, c’est parce qu’un différend l’opposant à Thomson Reuters avait préalablement été réglé dans le cadre d’un accord amiable. Cet accord amiable stipulait une interdiction à LegalEase de reproduire le contenu de Westlaw et de partager ses codes d'accès[5]. Cet accord a probablement renforcé la position de Thomson Reuters dans son action contre Ross Intelligence.

 

Nos conseils:

Conseil n°1 : Licenciés et sous-licenciés, attention à la garantie de jouissance paisible
Veillez impérativement à inclure une clause de jouissance paisible, ou de garantie d’éviction, dans vos contrats de licence d’utilisation de contenus.
En effet, la nature exacte de la relation entre Ross Intelligence et Legal Ease n’est pas précisée. Ainsi, la question se pose de savoir si l’accord conclu entre ces deux parties comprenait, au profit de Ross Intelligence, une garantie contre toute contrefaçon ou violation de droits d’auteur, sécurisant l’usage des “bulk memos”.
Une telle garantie, classique en matière de licence d’utilisation de contenus, permet au licencié (ou au sous-licencié légitime) — ici, Ross Intelligence — d’appeler en garantie l’éditeur, ou le licencié 
principal — ici, Legal Ease — afin d’obtenir la prise en charge des frais de justice liés à une action en contrefaçon.

D’ailleurs, pour ce type de clause particulièrement sensible, notre cabinet d’avocats veille systématiquement, lorsqu’il accompagne un client face à un éditeur de logiciel, à prévoir que toute transaction ou accord amiable avec un tiers détenteur légitime des droits ne peut intervenir sans l’accord préalable — ou l’information — du licencié ou du sous-licencié concerné.


Conseil n°2 : éditeurs de contenus encadrez les sous-licences

Interdisez, autant que possible, les sous-licences dans vos contrats de licence d’utilisation de contenus. Si vous les autorisez, encadrez-les strictement, en précisant notamment les conditions de leur octroi et les modalités de leur usage.
Il est également essentiel de stipuler clairement que toute violation contractuelle ou atteinte aux droits d’auteur donnera lieu à des poursuites judiciaires.

 

Conclusion

L’affaire Thomson Reuters c/ Ross Intelligence illustre les tensions croissantes entre la protection des bases de données et l’innovation technologique dans le domaine juridique. Elle souligne la nécessité pour les startups d’IA de repenser leurs modèles d’entraînement et de mieux négocier les contrats d’utilisation avec les éditeurs de contenus, pour éviter des litiges similaires.

 

 

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[1] Memorandum opinion par le juge Bibas le 11 février 2025

En droit Américain, le Memorandum opinion est une décision rendue par le tribunal, qui explique le raisonnement juridique sous-jacent à son jugement.

[2] Section 102 de la loi sur le “Copyright” des Etats Unis

[3] L111-1 code de la propriété intellectuelle

[4] Section 107 de la loi sur le “Copyright” des Etats Unis : Limitations on exclusive rights: Fair use


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